- Bien sûr, moi aussi je suis un "disparu". Un disparu, hein, pas un déserteur. Disparu depuis juillet 42, un des cent mille ou deux cent mille disparus : ce n'est pas une honte d'être un disparu, non? Et puis est-ce qu'on peut les compter, hein, les disparus? Si on pouvait, ce ne serait pas des disparus ; on compte les vivants et les morts ; les disparus ne sont ni vivants ni morts, et on ne peut pas les compter, c'est comme des fantômes.
- Je ne sais pas ce que je veux, mais je sais que je ne le sais pas. Toi non plus tu ne sais pas ce que tu veux, mais tu crois le savoir.
- ...Celui qui fait un plan pour le lendemain, et qui le met à exécution, est très fort ; celui qui fait des plans pour la semaine prochaine est un fou. Ou bien un espion des Allemands.
- Moi, au contraire, dit Mendel, je crois que ça n'a pas beaucoup de sens de dire qu'un homme vaut plus qu'un autre. Une homme peut être plus fort qu'un autre, mais moins savant. Ou plus instruit mais moins courageux. Ou plus généreux mais aussi plus bête. Si bien que sa valeur dépend de ce qu'on attend de lui ; un type peut être très fort dans son métier, et ne plus rien valoir si on l'oblige à en faire un autre.
- Je vais te l'expliquer par un exemple, moi, ce que c'est que le Talmud. Écoute bien : deux ramoneurs tombent dans le conduit d'une cheminée ; l'un d'eux s'en rire tout couvert de suie, l'autre tout propre. Quel est celui des deux qui va aller se laver?
Soupçonnant un piège, Piotr regarda autour de lui comme pour chercher de l'aide. Puis il s'arma de courage, et répondit:
- Celui qui est couvert de suie.
- Erreur, dit Pavel. Celui qui est sale voit le visage de l'autre, qui est tout propre, et croit l'être aussi. Alors que celui qui est propre voit la suie sur le visage de l'autre, croit être sale et va se laver. Tu as compris?
- Oui, j'ai compris. C'est bien raisonné.
- Attends, l'exemple continue. Je vais te poser une deuxième question. Ces deux ramoneurs tombent une seconde fois dans la même cheminée, et une fois encore l'un est sale et pas l'autre. Quel est celui qui va se laver?
- Je t'ai dit que j'avais compris. C'est le ramoneur qui est propre qui va se laver.
- Erreur, dit Pavel, impitoyable. En se lavant après la première chute, celui qui était propre avait remarqué que l'eau de la cuvette ne devenait pas sale, tandis que celui qui était sale avait compris la raison pour laquelle celui qui était propre était allé se laver. Aussi, cette fois, c'est le ramoneur sale qui va se laver.
Piotr écoutait, bouche bée, mi-effrayé, mi-intrigué.
- Et maintenant la troisième question. Les deux ramoneurs tombent une troisième fois dans la cheminée. Quel est celui des deux qui va se laver?
- Dorénavant, je dirai que c'est celui qui est sale qui va se laver.
- Encore une erreur. Tu as déjà vu, toit, que deux types tombent dans la même cheminée, et que l'un soit propre et l'autre sale? Voilà, le Talmud, c'est un peu comme ça.
- Chez nous, il y avait un juif qui se soûlait.
- Ben, qu'est ce que ça a de bizarre? demanda un autre.
- Rien. J'ai pas dit que c'était quelque chose de bizarre, mais ce soir, c'est bizarre de raconter des choses qui ne sont pas bizarres, vu que tout le monde raconte des choses bizarres.
"On se bat pour avoir trois lignes dans les livres d'histoire".
Quel est le roi qui n'a pas de royaume? Quelle est l'eau qui n'est point sableuse? Qu'est-ce qui est plus rapide qu'une souris et plus haut qu'une maison? Et, enfin : qu'est-ce qui peut brûler sans flamme, et qu'est-ce qui peut pleurer sans larmes? Ces devinettes ne sont pas gratuites, elles ont une raison : elles sont le chemin détourné qu'emprunte le niais, le timide, pour se déclarer, et l'astucieuse jeune fille l'a compris.
- Nigaud, lui répond-elle d'une voix mélodieuse, le roi qui n'a pas de royaume est le roi du jeu de cartes, et l'eau qui n'a pas de sable est celle des larmes. Plus rapide qu'une souris, c'est le chat, et plus haut qu'une maison, c'est sa cheminée. Et l'amour peut brûler sans flamme et un cœur peut pleurer sans larmes.
- Le sang, dit Mendel, ne se paie pas avec le sang. Le sang se paie avec la justice. Celui qui a tiré sur la Noire est une bête humaine, et je ne veux pas devenir une bête. Si les Allemands ont tué par le gaz, devrons-nous aussi tuer tous les Allemands par le gaz? Si les Allemands tuaient dix hommes pour un et qu'on fasse comme eux, on deviendrait comme eux, et il n'y aurait plus jamais de paix.
"Mais on veut toujours quelque chose de plus : rien n'est jamais aussi beau qu'on l'espère, mais rien non plus n'est aussi affreux qu'on s'y attend", se disait Mendel.
Note:
Un recueil de pensées et de propos dû a des rabbins fameux, qui fut rédigé au IIè siècle et qui figure dans le Talmud. On y lit ceci (ch. I, 13) : Il (le rabbin Hillel) disait encore : "Si moi-même ne suis pas pour moi, qui sera pour moi? Et quand moi aussi je pense à moi, que suis-je? Et si ce n'est maintenant, quand alors?"